Image, Texte / Interview express



question: Vos recherches récentes portent sur les qualités propres à la photographie numérique. Que pensez-vous des outils numériques, comme DxO FilmPack 4, qui permettent de simuler l’argentique?

réponse: Ces outils sont intéressants, mais je reste dubitatif sur le sens artistique de pareils stratagèmes que proposent ces logiciels. De la même manière, et à une autre échelle, je m’interroge sur la tendance à vouloir donner des effets de réel à travers des filtres artificiels que cela soit avec Photoshop, avec Instagram ou avec Snapseed.
Pourquoi vouloir artificiellement retrouver en photographie numérique les caractéristiques physiques de la photographie analogique, en dehors d’une nostalgique esthétique ?
Pourquoi ne pas assumer soit la continuation de la photographie argentique avec ses aléas, ses mystères, son rituel chimique, sa chorégraphie du tirage; soit exploiter la photographie numérique dans la richesse de sa matière (pixellisation, artefact de compression, etc.)?
Je vois pourtant une piste qui donnerait sens à l’utilisation d’effets de réel: la création d’une rhétorique photographique de l’image.
J’ai déjà esquissé cette piste dans deux articles: Photographie de synthèse et architecture, conférence donnée à Monaco lors du festival imagina en 2011 et Matière numérique 01, texte qui accompagnait l’exposition des membres de soutien de la galerie Focale à Nyon en 2012.

q: Prôneriez-vous alors de ne pas retravailler les images après la prise de vue, qu’elle soit argentique ou numérique?

r: Hmmm… Tout se jouerait à la prise de vue? Mais l’acte photographique n’existe-t-il pas justement de la prise de vue jusqu’à l’image mise à la vue? Bien sûr à chacun d’agir à sa guise et plus ou moins sur l’une ou l’autre étape du processus.
Quant à la technique employée… Qu’importe-t-elle? Certes, il faut parfois suivre une procédure bien précise, notamment dans une optique reprographique. C’est d’ailleurs plus le protocole de prise de vue que l’image finale qui valide le caractère d’objectivité de l’image. Mais, en fait, libre à chacun de triturer comme il l’entend les composants de la création de l’image.
L’important me semble être plus le sens que l’on met dans nos images, dans la création de nos images. Que raconte-t-on par ce qu’on livre au monde par nos images? Ou plutôt, que veut-on dire? Que nos images devraient avoir une portée spirituelle ou philosophique? Qu’elles devraient susciter des émotions? Qu’elles sont la démonstration de notre habileté technique? Qu’elles ne sont que les humbles servantes des sciences et des arts comme le préconisait Baudelaire? Probablement tout à la fois. Mais ne se soucier principalement que de technique et juger l’image à l’aune de sa propreté technique c’est réduire l’acte photographique à une démonstration de force. Alors parfois ça peut faire de jolies images, oui, mais juste jolies.

q: Pourtant, repousser les limites technologiques, c’est permettre de restituer plus fidèlement l’image du monde.

r: La question des limites est celle de la création. J’ai pu expérimenter que c’est dans les limites de la technologie de capture photographique que le jeu artistique se développe. Quel qu’art que nous explorons, c’est toujours dans ses limites que se développe le phénomène artistique. Que la peinture soit analogique, par exemple les œuvres de Blaes, ou numérique, avec les travaux de Benjamin, la matière qui rend présente l’œuvre au monde demande une certaine maîtrise qui va au-delà de la démonstration technique.
Alors bien sûr on essaie de repousser les limites. Mais qui est ce on? Les scientifiques et techniciens à la recherche de la connaissance du monde? Les commerçants à la recherche de bénéfice? Les artistes, peut-être aussi, à la recherche d’autres limites?
La photographie comporte plein de limites à exploiter hors même du sujet photographié. L’optique? Et voilà que fleurissent quelques flares, quelques flous, quelques aberrations, quelques bascules et décentrements qui révèlent directement la présence de la lumière et renseignent sur la géométrie de l’espace, ce qui nous aide à nous orienter dans l’espace suggéré par l’image photographique. L’obturateur? Et voilà que naissent quelques révélations sur le temps et l’espace (la Delage de Lartigue par exemple). Le capteur? Voici maintenant qu’apparaissent d’autres révélations sur le temps et l’espace par les filés; mais aussi sur le monde fini de l’image par le grain et le pixel.
Toutes ces limites, propres à la photographies, quasiment, deviennent signes, deviennent outils de rhétorique de l’image où l’expression du photographe ne se limite pas à l’exposition du réel au regard. Peut-être même le réel n’a-t-il plus d’importance, à la limite?

q: Explorer les limites techniques, ne demande-t-il pas un certain effort, une certaine volonté personnelle?

r: Ah oui! La volonté personnelle, ce fameux libre arbitre! Mais il ne s’agit que de ça! Je choisis ou non le souci de la technique. Je choisi ou non le sens, la signification de mes images. Je choisi ou non de suivre des standards, des habitudes plutôt, esthétiques. Je choisi ou non de n’exprimer, autant que faire se peut, aucune volonté.
N’est-ce pas dans ces multiples choix que réside la création singulière? Et, l’expérience et l’aptitude aidant, je ne peut-il pas sublimer le labeur et découvrir l’art sensible de ne plus à faire de choix en laissant l’intuition s’exprimer? Mais pour ça il faut du travail, ou du génie.
Pour revenir au discours sur la technique, quand on ne s’intéresse qu’à elle, n’est-ce pas une manière de ne pas douter en se réfugiant dans le monde matériel façonné par l’humain? Voilà, dans la prose technique, de quoi nommer tout un tas de choses et les nommer c’est les faire exister à notre esprit. C’est les extérioriser pour les mieux maîtriser, sans trop se poser de question. Alors, est-ce qu’un peu de courage, en acceptant de ne pas savoir, en prenant le risque de n’être pas applaudi – et c’est là un acte de volonté et pas seulement une inaptitude – permet de ne plus s’accrocher à la technique pour entrer dans le succulent monde de l’art?

q: Volonté personnelle et libre arbitre ce n’est pas tout à fait la même chose…

r: Disons que l’on peut entendre la volonté personnelle comme étant la capacité d’une personne à faire ou ne pas faire quelque chose, sans contrainte. Et comme arbitrer c’est faire un choix, le libre arbitre c’est la capacité d’une personne à faire ou ne pas faire quelque chose, sans contrainte. Voilà.

q: Reparlons de ces outils numériques qui permettent de donner des effets argentiques. Est-ce que ce serait, d’une certaine manière, faire du vieux avec du neuf?

r: Faire du vieux avec du neuf? Donner les qualités visuels de l’argentique à du numérique? Je ne pense pas qu’il n’y a qu’un intérêt de conservatisme pour certains ou de cohérence d’une œuvre pour d’autres. Il y a aussi une question de langage.
La course à la précision photographique a conduit les industriels à proposer des grains de plus en plus fin, puis des pixels de plus en plus nombreux avec des couleurs de plus en plus fidèles à la réalité. Premièrement, la quantité de pixels est forcément finie, c’est donc une course qui, elle, est infinie. Elle finira donc par simple essoufflement. Deuxièmement, les couleurs de la photographie sont moins fidèles à la réalité qu’au mythe de la réalité que nous nous sommes forgés. Et puis de quelle réalité parlons-nous? De celle préexistante à notre être ou de celle, ou plutôt de celles, au pluriel, vues par les milliards de regards humains?
Autant le géographe sait que la carte n’est pas le territoire, autant le photographe doit accepté que la photographie n’est pas la réalité. Peut-être que ça chagrine ceux qui ont un désir de possession, de capture du monde. Et si la photographie leur met du baume au cœur, tant mieux. Mais le monde, et donc aussi celui de la photographie, ne va pas s’arrêter pour autant.
Alors pourquoi rendre visible le pointillisme du grain et supprimer la diversité des couleurs? Simplement pour laisser place à l’imaginaire du spectateur. Ne pas tout dire, c’est laisser l’auditeur remplir les blancs à sa guise. C’est le faire participer au dialogue artistique. Ce que le photographe donne à voir ce sont ses images intérieures nourries par celles captées par son appareil photographique. Le trouble vient de que ce qui est donné à voir est aussi un témoignage d’une réalité vécue, du moins vue.
Quand Salgado altère ses images numériques pour les transposer en argentique, je ne pense pas que c’est pour faire croire qu’il travaille toujours en argentique. Je suppose que c’est simplement qu’il a construit un langage, son langage, avec l’argentique noir et blanc et qu’il veut continuer à parler le même langage car c’est celui qui lui permet de s’exprimer. Les considérations techniques n’ont d’autres finalités que de répondre à sa volonté.
Argentique ou numérique? N’est-ce donc pas d’abord une question de langage? Mais, bien sûr, si on n’a rien à dire…

q: La technique n’aurait donc que peu d’intérêt?

r: Il est bien évident que la technique est à prendre en considération. Et il est même parfois séduisant de discuter des caractéristiques d’un outil et de ses différences d’avec un autre outil.
Avoir un objectif de grande qualité optique apportera potentiellement plus de piqué à une image. Avoir un capteur avec un grand nombre de photorécepteurs fins permettra potentiellement de capter plus de détails. Avoir un viseur qui restitue le cadre précis de l’image prise permet de mieux contrôler la composition. Mais à quoi sert tous cela si on n’est pas capable de voir à l’œil nu la réalité et l’image qu’on en fera?
Pour apprendre ou réapprendre la photographie, n’est-il pas plus intéressant de se débarrasser de toute technique, quitte à la retrouver ensuite, afin de ne pas se laisser entrainer dans un excès de technicité?
Avec le retour du développement instantané grâce à l’Impossible Project, on n’a pas affaire seulement à une larmoyante nostalgie ou à un riche marché de niche. On a affaire aussi à une expérience photographique. Cette expérience où toute certitude est laissée au vestiaire, où le doute et l’imperfection sont les sensibles et difficiles variables de la création.
L’objectif et le capteur ne permettent pas d’avoir beaucoup de détails, il faut donc se concentrer sur l’ensemble. La latitude de pose du capteur est très réduite, les contrastes seront vite très prononcés. Le décalage entre le viseur et la ligne optique rend le cadrage imprécis. La relative lenteur et l’unicité du procédé de tirage conduisent à travailler dans la patience et la pondération.
Toutes ces caractéristiques, que d’aucun qualifierait de défaut, obligent à se concentrer sur cette expérience photographique où la quantité ne pourra pas pallier à l’absence de qualité. Elles offrent par contre l’opportunité d’apprendre à voir, pour mieux photographier.

q: Alors quel serait le mot de la fin?

r: Ah ça! Mais il n’y a pas de fin!

q: C’est fin…

r: Non, c’est la faim.