Dans son bloc-notes de juin 2014, Didier Nordon expose que de prendre une photographie permettrait d’échapper au trouble qu’est de regarder un objet sans « éprouver le sentiment d’en avoir joui à la perfection ». Et si l’enjeu de la photographie n’était ni dans la jouissance de l’objet ou de son image, mais dans la libération émotionnelle de ce qui nous est donné à voir.
N’avons-nous pas déjà été émerveillés devant un paysage qui nous émeut au point de ne pas vouloir le quitter? N’avons-nous pas dès lors pris une image de ce paysage dans l’illusion de le capturer, de le garder, de le faire nôtre? Et n’avons-nous pas, une fois l’image vue, été déçus par l’émotion moindre ressentie en rapport au souvenir émotionnel de la réalité?
Celui qui prend la photographie a-t-il véritablement un intérêt pour la photographie prise? A-t-il seulement un intérêt pour la contemplation de ce qui est photographié? Ce « magnifique! » dont parle Didier Nordon, caractérise-t-il le monde ou l’idée du monde dont la photographie peut être un véhicule? C’est-à-dire, dans l’acte photographique, est-ce la réalité, l’image ou l’acte lui-même qui importe?
En fait, dans la photographie, ce n’est peut-être pas l’image la plus importante, mais l’acte de sa prise. Par cet acte, je capture symboliquement le moment présent incarné dans un lieu et le maîtrise ainsi émotionnellement au lieu d’y être asservi, subjugué que je suis par la surprise et la joie, la tristesse et la colère, la peur et le dégoût. Les premières émotions étant probablement celles en général recherchées par les admirateurs de massifs fleuris et les dernières, celles par les photographes de guerre.
Regarder le parterre de fleurs suffisamment longtemps pour en jouir à la perfection n’est alors pas l’enjeu de la photographie. L’enjeu n’est pas non plus dans la jouissance, différée, que pourrait apporter la contemplation à volonté de l’image photographique. La durée de la contemplation serait plutôt celle du temps mis à se libérer de l’emprise émotionnelle de ce qui nous est donné à voir. Et la photographie permet, rapidement, de se libérer de cette emprise. Au point que, lorsque l’objet photographié n’est plus le parterre fleuri mais notre propre enveloppe, l’autoportrait, et son pendant trendy qu’est le selfie, permettrait, peut-être, de se libérer de l’angoisse existentielle.